Une enfance marquée par le rejet
Patricia Highsmith, née en 1921 à Fort Worth, Texas, a grandi dans un environnement familial chaotique. Non désirée par sa mère, qui avait tenté d’interrompre sa grossesse, elle est née dans une famille éclatée. Ses parents divorcent à peine une semaine après sa naissance, et elle est confiée à sa grand-mère jusqu’à l’âge de six ans. Par la suite, elle vit une existence errante, suivant sa mère et ses différents maris à travers les États-Unis. Cette relation maternelle, froide et homophobe, a profondément marqué l’autrice, qui a souvent transposé cette douleur dans ses personnages féminins complexes et cruels, comme l’a souligné sa biographe Joan Schenkar.
Un refuge dans l’écriture
Diplômée de l’université de Columbia en 1942, Patricia Highsmith se tourne rapidement vers l’écriture pour échapper à ses tourments personnels. Avant de devenir romancière, elle travaille comme scénariste de comics pour subvenir à ses besoins. En 1950, son premier roman, *L’Inconnu du Nord-Express*, la propulse sur le devant de la scène littéraire. Ce thriller psychologique, adapté par Alfred Hitchcock, contient déjà les éléments qui deviendront sa marque de fabrique : des personnages ambigus, une tension oppressante et des thématiques sous-jacentes liées à la marginalité et à la transgression.
Un roman à contre-courant : l’impact de *Carol*
En 1952, elle publie *Carol*, un roman révolutionnaire pour l’époque, qui raconte une histoire d’amour entre deux femmes. Contrairement aux conventions des récits lesbiens de l’ère des années 1950, ce roman offre une fin heureuse, une rareté dans un contexte où les fictions queer étaient systématiquement punies ou tragiques. Publié sous le pseudonyme Claire Morgan en raison des préjugés de l’époque, le livre rencontre un succès immédiat auprès des lectrices lesbiennes. Il faudra cependant attendre trente ans pour que Highsmith accepte de le publier sous son vrai nom, témoignant de sa relation complexe avec sa propre homosexualité.
Des inspirations tirées de la vie réelle
L’idée de *Carol* est née alors que Highsmith travaillait temporairement chez Macy’s, un grand magasin new-yorkais, où elle croise une cliente élégante qui éveille son imagination. Mais cette histoire puise également dans ses expériences personnelles. Virginia Kent Catherwood, une ancienne amante mondaine de Highsmith, a notamment inspiré le personnage de Carol, avec des éléments tirés de son divorce tumultueux et des accusations de lesbianisme utilisées contre elle.
Le poids de l’homophobie et de la culpabilité
Dans ses journaux intimes, Highsmith décrit la société des années 1950 comme un espace oppressant pour les personnes LGBTQ+. À cette époque, les bars gays étaient cachés et les individus devaient prendre mille précautions pour éviter d’être identifiés comme homosexuels. Élevée dans un environnement protestant et conservateur, elle a longtemps lutté contre une honte internalisée. Elle a même consulté un médecin pour « guérir » de son homosexualité. Ce conflit entre désir et culpabilité a nourri l’intensité émotionnelle de ses récits.
Tom Ripley : un miroir des marges
Le personnage de Tom Ripley, introduit en 1955 dans *Monsieur Ripley*, est peut-être l’incarnation la plus fascinante de son œuvre. Cet imposteur criminel, aux désirs ambigus et à la moralité trouble, reflète à sa manière les tensions de Highsmith avec sa propre identité et la société. Tout comme *Carol*, ce roman contient des sous-textes homosexuels et explore la marginalisation, mais à travers un prisme plus sombre et dérangeant.
- *Monsieur Ripley* a connu plusieurs adaptations cinématographiques, dont *Plein Soleil* (1960) avec Alain Delon et *Le Talentueux Mr. Ripley* (1999) avec Matt Damon.
- Highsmith a consacré près de quatre décennies à ce personnage, écrivant quatre suites où Ripley échappe systématiquement à toute forme de punition.
Une vie amoureuse tumultueuse
Patricia Highsmith a été une éternelle amoureuse, enchaînant les liaisons avec des femmes, souvent de manière obsessionnelle. Son journal intime témoigne de passions destructrices et de ruptures qui l’ont profondément marquée. Elle a notamment entretenu une relation intense avec Caroline Besterman dans les années 1960, une femme mariée qui ne quittera jamais son mari, laissant Highsmith inconsolable. Ces déceptions sentimentales, combinées à ses problèmes avec l’alcool et son anorexie, ont contribué à façonner une personnalité complexe et parfois acerbe.
Un héritage ambivalent
Malgré son talent indéniable, Patricia Highsmith n’a pas échappé à la controverse. Ses journaux dévoilent des opinions antisémites et racistes qui ternissent son héritage. Cependant, son œuvre reste une contribution majeure à la littérature, notamment pour son exploration des zones grises de la moralité humaine et pour sa représentation, encore rare à l’époque, de personnages LGBTQ+.
Une écrivaine en avance sur son temps
Patricia Highsmith a vécu une vie en tension permanente avec les normes de son époque. Elle a défié les attentes, tant dans sa vie personnelle que dans sa carrière, et a laissé derrière elle une œuvre littéraire dense et fascinante. Si elle avait vécu dans une société plus ouverte, ses livres auraient peut-être pris une forme différente, mais c’est précisément cette lutte contre les conventions qui a forgé son génie. Aujourd’hui, son héritage continue d’inspirer des générations de lecteurs et de lectrices, en particulier dans la communauté queer. Highsmith n’a peut-être jamais trouvé la paix dans sa vie, mais son travail, lui, reste éternel.